Depuis plus d’un an et demi bientôt, Blaise Coovi Djihouessi, enseignant de Didactique des langues et des cultures à l’Université d’Abomey-Calavi, a cessé d’être membre du comité de pilotage du projet Ecoles et Langues Nationales (ELAN) du Ministère des Enseignements Maternel et Primaire. L’un des pères concepteurs du projet dont l’aboutissement reste l’introduction des langues nationales dans le système éducatif formel, l’enseignant au département des Sciences du langage et de la communication de la plus grande Université du Bénin, énonce des arguments scientifiques à l’origine de son retrait. C’est à travers cette entrevue qu’il a bien voulue accorder à votre journal Educ’Action.
Educ’Action : Où en est aujourd’hui la mise en œuvre du projet ELAN ?
Blaise Djihouessi : Je crois que vous n’avez pas tort parce que c’est moi qui ai élaboré le document qui est à l’ origine de la mise en œuvre de ELAN au Bénin avec Gado Issaou. C’est un document de cent (100) pages. Je peux dire que c’est un processus qui évolue, mais il manque un peu de scientificité et de technicité pour qu’on atteigne les objectifs.
A partir de ces éléments que vous venez de citer, quels disfonctionnements peut-on observer dans la mise en œuvre du projet ELAN ?
Le projet tel que ça se mène, ça pose un problème. Est-ce que nous sommes dans le bilinguisme ? Est-ce que nous sommes dans l’enseignement monolingue de deux langues ? Ce sont les questions essentielles qu’il faut régler à présent au niveau de ELAN. Est-ce que nous sommes dans le bilinguisme ? Et si nous sommes dans le bilinguisme, quel type de bilinguisme est mis en œuvre ? La deuxième question : est-ce que nous ne sommes pas dans l’enseignement monolingue de deux langues ? Et comme je le dis, il ne suffit pas d’introduire les langues nationales africaines et en ce qui nous concerne, les langues nationales béninoises dans un système éducatif pour dire qu’on est dans le bilinguisme. Là, c’est qu’on fausse en même temps toutes les données. Introduire une langue nationale dans le système éducatif béninois aux côtés du Français, ne veut pas dire qu’on est dans le bilinguisme. Le bilinguisme, c’est tout un concept, c’est tout un processus. Je me dis, au niveau de ELAN, puisque j’ai initié le projet, je sais ce qui est dans le projet, mais ce qui se fait actuellement sur le terrain, je me pose des questions et je suis en droit de me poser des questions en tant que scientifique, et non en tant que politique de savoir ce qui est mis en œuvre au niveau de Elan. Est-ce que c’est le bilinguisme ? Si c’est le cas, quel type de bilinguisme ? Maintenant, est-ce que nous sommes dans un contexte où il est question de l’enseignement monolingue de deux langues où les deux langues évoluent séparément. A cette question, jusqu’à présent, je n’ai pas trouvé de réponse. Et là, ça pose un problème. En tant que scientifique, je me dis quand on veut mener une expérimentation qui prend en compte des vies humaines, il faut faire très attention car c’est l’avenir d’une génération ou bien de ces enfants qui est gâté comme cela. C’est leur avenir qui est atteint.
Qu’auriez-vous souhaité alors ?
J’aurais souhaité qu’on repense autrement cette initiative avec beaucoup de scientificité et beaucoup de technicité. Une initiative où nous avons des animateurs, des enseignants du formel mais qui ne sont pas initiés à la langue que parle l’apprenant, qui ne sont pas initiés à des données scientifiques et techniques sur les langues, à l’écriture des langues nationales, ça pose un problème. Evitons de nous amuser avec le destin des enfants, parce que pour entrer dans le bilinguisme, la première condition d’abord, c’est qu’il faut maîtriser les deux langues. Ce qui n’est pas une réalité. Les documents qui sont utilisés au niveau du projet ELAN, je souhaiterais que vous m’apportiez deux ou trois documents pour qu’on mène un débat scientifique là-dessus et vous allez voir si toutes les normes sont respectées ? A l’allure où les choses évoluent, on risque d’aboutir à des conclusions qui ne sont pas prévues dans les textes initiaux de ELAN.
Nous avons appris que vous avez suspendu votre participation au pilotage de la mise en œuvre de ELAN. Pourquoi ?
J’ai rencontré le Directeur de cabinet du Ministère des Enseignements Maternel et Primaire, Albert Adagbè, et je lui ai dit il y a de cela un an ou un an et demi, que je suspends ma participation au pilotage de ELAN. Ce n’est qu’une suspension. Ce n’est pas encore une démission. Une suspension qui attend qu’on rétablisse les normes scientifiques et techniques au niveau de cette initiative avant qu’on ne continue. Parce que c’est une initiative qui est certes financée de l’extérieur, mais je crois que ceux qui l’ont financée, ne souhaiteraient jamais que leurs enfants dans cette initiative, soient à la place des enfants béninois dans un système comme cela où les choses ne sont pas bien organisées. Ce qui veut dire que notre débat est vraiment un débat scientifique.
Oui mais pourquoi avez-vous réellement suspendu votre participation ?
Je suis parti pour plusieurs raisons. Le premier aspect d’abord, c’est que lorsque vous êtes dans un système éducatif et vous voulez aborder une question d’approche, la première question que vous vous posez est de savoir si l’approche dispose d’un protocole expérimental. Ici, il n’existe pas. Je ne parle pas de documents programmes. C’est différent de ce qu’on appelle protocole expérimental dans notre contexte. Deuxième raison, c’est qu’il fut un temps où on a voulu former des gens à la transcription dans une langue déterminée et ceux qui faisaient partie de l’équipe pour assurer cette formation, ne connaissent rien de cette langue-là, donc ne peuvent pas la transcrire. Et pourtant sont choisis. Cela voudra dire que cette approche vise un autre objectif. Vous voulez amener les enseignants à maîtriser les normes de transcription dans une langue X et parmi les formateurs il y a des gens qui ne maîtrisent pas la langue en question et qu’ils veulent former à la transcription, et qui n’ont pas fait la linguistique. Je ne voudrais pas qu’une approche du genre porte mon nom parce qu’après, on aura tôt fait de dire et pourtant, il était impliqué et on a eu ce résultat-là. Nous avons suspendu notre participation parce qu’il manque à cette approche, beaucoup de scientificité et de technicité.
Que proposez-vous professeur ?
Ce que je propose, c’est qu’on fasse un repli tactique et stratégique et on rendrait service à ces enfants qu’on est en train de sacrifier. Je parle en tant que scientifique et je pèse bien les mots en parlant d’enfants sacrifiés. Je ne veux pas faire la comparaison avec une approche où les parents veulent que les enfants viennent mais dans cet ELAN, vous verrez que les parents retirent leurs enfants, parce que les parents même n’y croient pas par rapport à ce qui se passe. Je souhaiterais qu’on repense cette initiative, qu’on ait un protocole expérimental bien déterminé et qu’on définisse également les profils des différents acteurs, parce que ce qui nous pose le plus souvent de problèmes, c’est qu’on ne définit pas le profil des acteurs et on introduit tout le monde dans une approche et en fin de compte, quand l’approche ne permet pas d’atteindre les objectifs visés, on se retire et on va encore dans une autre initiative. Et à partir de là, qu’on prenne du temps pour pouvoir penser sérieusement l’approche avant la mise en œuvre.
Quel bilan faire aujourd’hui après l’introduction des langues nationales dans le système éducatif formel ?
En matière de bilan, il faut asseoir les réflexions sur les données scientifiques. Attendons l’évaluation de ELAN et c’est cette évaluation qui va nous permettre de confirmer ou d’infirmer certaines hypothèses. Mais telle que la réalité est présentement, nous avons déjà quelques éléments d’appréhension mais il faut qu’on ait les résultats de l’évaluation pour pouvoir maintenant nous prononcer de façon scientifique.
Ces éléments d’appréhension sont-ils à votre avis satisfaisants ?
Quand on est dans une approche, c’est tout un processus. Ce qui n’est pas encourageant peut l’être par la suite. Il suffit seulement de faire les modelages qu’il faut. Vous pouvez émettre un jugement de valeur maintenant et d’ici deux semaines, il peut y voir un réajustement pour corriger les données. C’est pourquoi nous attendons l’évaluation pour pouvoir confirmer ou infirmer certaines données, mais nous avons déjà les données.
Un message à l’endroit des décideurs politiques ?
Il faudrait qu’on ait des intrants de qualité. Et quand on parle d’intrants de qualité, il est question des ressources humaines, des documents didactiques et de tout ce qui pourrait participer à une formation de qualité.
Propos recueillis par Romuald D. LOGBO